SEIGNEURS DE VERTEMOTTE

 

Nombreux étaient ceux qui, au cours des ans, avaient prêté serment d’allégeance au roi de Landover. Certaines familles avaient combattu dans les armées du souverain et avaient occupé une place auprès du trône pendant des générations. Nombreux aussi étaient ceux qui s’enorgueillissaient de leur loyauté et de leur fidélité. Mais personne n’avait servi mieux ni plus longtemps que les seigneurs de Vertemotte, et c’était eux que Ben devait aller trouver en premier.

— Les barons font remonter leur lignée à plusieurs millénaires, certains même jusqu’au temps de la création du royaume, expliqua Questor Thews. Ils ont toujours défendu le roi. Ils formaient le pivot de son armée, ainsi que le plus gros de la Cour et des conseillers royaux. Certains ont même été rois de Landover, mais pas depuis plusieurs siècles. Eux qui étaient toujours les premiers à offrir leurs services ont été les derniers à partir lorsque le vieux roi est mort. Si quelqu’un devait un jour vous apporter son soutien, Sire, ce serait eux.

Ben accepta cette suggestion, qu’il trouvait plus proche d’un avertissement, et quitta Bon Aloi le lendemain à l’aube afin de se rendre sur les terres des barons. Questor Thews, Abernathy et les deux kobolds l’accompagnaient encore. Ben, le magicien et le scribe étaient à cheval, car la route jusqu’à Vertemotte était longue. Les kobolds auraient eux aussi pu chevaucher, s’ils l’avaient voulu, mais les chevaux ne les tentaient guère, puisqu’ils allaient plus vite à pied et avaient davantage de souffle que le meilleur des trotteurs. D’autre part, un cheval monté par un kobold devient très nerveux. Ben le comprenait sans peine : toute créature capable d’éloigner un loup sylvestre, un farfadet cavernicole ou un troll des marais le rendait lui-même nerveux.

C’est un curieux groupe qui prit le départ ce matin-là. Questor ouvrait la marche, sa grande silhouette drapée de couleurs vives courbée sur une vieille jument grise qui aurait dû être reléguée au pré des années auparavant. Ben le suivait, monté sur un alezan clair marqué d’une étoile blanche et doté d’une forte tendance à prendre le mors aux dents et à partir comme une flèche. Il en fit deux fois la démonstration à Ben, qui ne put que s’agripper de son mieux. Abernathy chevauchait un hongre bai à tête blanche et brandissait l’étendard du roi, représentant le Paladin à cheval, sortant du château au lever du soleil, brodé en écarlate sur fond blanc. C’était un étrange spectacle de voir un terrier blond à poil long, portant lunettes et tunique, monter à cheval en jouant les porte-drapeaux. Mais Ben se retint de sourire, car Abernathy n’y trouvait manifestement rien d’amusant. Navet venait ensuite, conduisant une longue caravane d’ânes chargés de vivres, de vêtements et de couvertures. Ciboule était parti en avant sur ordre de Questor, avec mission de prévenir les barons de l’arrivée du roi.

— Ils n’auront pas le choix, ils doivent vous recevoir, déclara Questor. La courtoisie leur interdit de chasser un seigneur de statut supérieur ou égal au leur. Bien entendu, ils devraient également vous donner asile si vous n’étiez qu’un voyageur demandant l’hospitalité, mais en qualité de roi, vous êtes au-dessus de cela.

— Je ne suis pas au-dessus de grand-chose, plaisanta Ben.

Ils avançaient dans la brume et les ombres du petit matin, et contournèrent le lac, prirent la route de l’est et se mirent à descendre dans la vallée. À plusieurs reprises, Ben Holiday se retourna pour regarder la silhouette sévère et grise de Bon Aloi dans le ciel de l’aurore, ses tours, ses créneaux, ses murs ravagés par un mal sans nom. Il se surprit à regretter de le quitter. Au premier abord, il n’avait rien pour charmer l’œil, mais Ben avait éprouvé sa chaleur et avait touché la vie qu’il abritait. Le château avait été accueillant envers lui, lui avait fait sentir qu’il était le bienvenu. Il souhaitait pouvoir faire quelque chose pour aider Bon Aloi.

Un jour, il en serait capable, se dit-il pour se consoler.

Enfin, château, brouillard et vallée disparurent derrière eux tandis que la petite troupe, en route vers le centre de Landover, traversait en direction de l’est un pays de collines boisées. Ils menèrent bon train pendant la plus grande partie du jour, s’arrêtant pour déjeuner et pour quelques périodes de repos, et lorsque la nuit tomba ils étaient en vue d’une large étendue de champs, de prairies et de cultures diverses : Vertemotte.

Ils dressèrent leur bivouac dans un boqueteau de sapins en contrebas duquel paissaient des bovins et des chèvres. On apercevait, à quelque distance vers l’est, un petit groupe de huttes et de maisons de bois. Lorsque Questor arrêta la caravane, Ben se laissa agilement glisser à terre. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas fait d’équitation. Cela faisait même presque vingt ans. D’un coup, il se rappelait la sensation que causaient les longues chevauchées : le corps endolori, la terre qui bouge toujours lorsqu’on tente de marcher, l’impression d’avoir toujours le ventre du cheval entre les genoux. Il savait qu’au réveil il serait courbatu des épaules aux pieds.

— Voulez-vous faire quelques pas avec moi, Sire ? demanda Questor.

Ben aurait voulu étrangler le magicien pour lui passer son envie d’exercice, mais il prit sur lui et s’inclina.

Ils s’éloignèrent jusqu’au bord du monticule où se trouvait le bosquet et restèrent côte à côte à contempler la plaine qu’ils dominaient. D’un geste du bras, Questor embrassa le paysage et dit :

— Vertemotte, Sire. Le domaine des vieilles familles, des barons de Landover. Ils sont maîtres de plus de la moitié du royaume. Au dernier décompte, il n’y avait que vingt familles, qui à elles seules dirigent tout le pays, ses serfs, ses villages et son bétail. Selon la volonté du roi, bien entendu.

— Bien entendu. Vous avez dit vingt familles au dernier décompte. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Certaines se regroupent par mariage, d’autres acceptent la tutelle de familles plus fortes. D’autres encore s’éteignent – avec un peu d’aide, dans certains cas.

Ben lui jeta un regard du coin de l’œil.

— Charmant. Elles ne s’entendent donc pas toutes si bien, alors ?

— Comme ci, comme ça. Unies sous le règne du vieux roi, elles étaient alors moins disposées à profiter les unes des autres. Aujourd’hui, en l’absence d’un monarque, elles sont divisées, méfiantes et comploteuses.

— Croyez-vous que je puisse faire jouer ceci en ma faveur ?

— C’est une possibilité.

— Sans parler de celle-ci : ils pourraient tous se liguer pour se débarrasser de moi.

— Tss, tss. Je serai avec vous, Sire. D’autre part, il est peu probable qu’ils perdent leur temps et consacrent des efforts inutiles à se défaire d’un roi qu’ils considèrent comme sans pouvoir. Après tout, ils ont refusé d’assister à votre couronnement.

— Vous êtes une véritable source d’inspiration, Questor, dit Ben sèchement. Que ferais-je sans vous ?

— Disons que cela fait partie de mes devoirs envers le trône.

Soit Questor était passé à côté de ce coup de griffe, soit il avait décidé de l’ignorer.

— Continuez, dites-moi ce qu’il me faut savoir.

— Il y a encore ceci : en des jours meilleurs, ces terres étaient fertiles, le bétail engraissait, et il y avait assez de serfs dévoués pour lever douze armées en vue de défendre le roi de Landover. La situation s’est bien dégradée, comme vous le verrez demain. Mais cela peut être rattrapé, si vous trouvez moyen de vous assurer la fidélité des seigneurs de Vertemotte.

— Je m’y emploierai, bredouilla Ben.

Dresser le camp prit une heure de plus que prévu. Il fallait assembler les tentes, et Questor se mit en tête d’utiliser la magie pour aller plus vite. Les tentes se retrouvèrent gonflées comme des ballons et s’envolèrent dans les airs, où elles se perchèrent sur les plus hautes branches des arbres. Navet dut déployer ses talents de grimpeur pour les rapporter à terre. Les chevaux rompirent leurs attaches lorsqu’ils entendirent Abernathy aboyer (ce qui l’embarrassa beaucoup) à la vue d’un chat errant, et ils ne purent être ramenés au camp qu’après de longues recherches. Puis on déchargea les vivres, on planta les étendards du roi, on nourrit et on abreuva les bêtes, et le couchage fut disposé sans autre incident.

Peu avant l’heure du coucher, Ciboule rentra de Vertemotte en annonçant que les seigneurs attendraient la visite du nouveau roi de Landover à son arrivée à Rhyndweir. Ben ignorait ce qu’était Rhyndweir et s’en moquait. Il était trop fatigué pour s’en soucier et alla dormir sans plus y penser.

Ils atteignirent Rhyndweir le lendemain en milieu d’après-midi, et Ben put alors se rendre compte par lui-même de ce dont il s’agissait. C’était un monstrueux et immense château fort situé sur un plateau au confluent de deux rivières. Des tours et des parapets se dressaient vers le ciel au sommet de murailles hautes de plus de trente mètres. Ils chevauchaient vers l’est depuis le lever du soleil, suivant la route sinueuse qui ondulait dans les basses terres de la vallée entre les champs et les villages, les fermes et les huttes de bergers. Une ou deux fois, ils avaient pu apercevoir au loin le mur d’un château, presque un mirage sous le soleil scintillant de Landover. Mais aucun n’avait l’air grandiose et terrifiant de Rhyndweir.

Ben secoua la tête. Bon Aloi ne souffrait pas la comparaison, et cela lui faisait de la peine.

Les maisons et les villages du peuple de Vertemotte n’étaient pas très reluisants. Les champs étaient clairsemés, les récoltes semblaient frappées de diverses sortes de maladies. Les chaumières et les huttes des laboureurs étaient mal tenues, comme si leurs propriétaires n’en faisaient plus leur fierté. Les magasins et les échoppes des villages, exposés au mauvais temps, tenaient à peine debout. Tout tombait en ruine. Questor lança à Ben un regard qui en disait long. Les seigneurs passaient trop de temps à se sauter à la gorge.

Ben étudia en silence le château de Rhyndweir tandis qu’ils approchaient depuis la vallée qu’il commandait. La route suivait la rivière située le plus au nord. Quelques maisons et boutiques se dressaient au confluent, au pied du château, comme un seuil devant ses portes. Les serfs regardèrent d’un air curieux la caravane qui traversait le pont de bois menant à l’entrée du château ; ils baissèrent leurs outils et levèrent la tête en une contemplation muette. Tous ou presque portaient sur le visage cette expression lasse mais pleine d’espoir que Ben avait remarquée à son couronnement.

— Ils n’ont pas vu de roi se rendre au château de leur maître depuis vingt ans, Sire, précisa Questor tout bas. Vous êtes le premier.

— Personne ne s’est donc donné cette peine ?

— Personne d’autre.

Les sabots de leurs chevaux résonnèrent sur les planches du pont, puis s’abattirent sur la terre molle avec un bruit mat. La route montait vers les murailles et les portes ouvertes. Des fanions avaient été disposés sur chaque tour, leur soie brillante s’agitant dans le vent. Au-dessus de l’entrée, des bannières pendaient à des étançons, et des hérauts firent un pas en avant pour faire sonner leurs trompes, dont l’éclat déchira le silence de l’après-midi. Des chevaliers et leur monture formaient une haie d’honneur de part et d’autre du portail, brandissant leur lance en signe de salut.

— Ce n’est pas un peu exagéré, étant donné leur attitude envers le couronnement ? s’étonna Ben.

Son estomac était noué, comme toujours avant une plaidoirie importante.

— En effet, dit Questor, la mine sévère, cela me paraît un peu excessif.

— Dans mon monde, lorsque quelqu’un fait une telle démonstration d’amitié, c’est qu’il est temps de numéroter ses abattis.

— Il n’y a aucun danger, Sire.

Ben sourit sans rien ajouter. Ils étaient arrivés à la porte et passaient entre les deux rangs d’hommes à cheval, accompagnés du son de la trompe qui résonnait dans la vallée. Ben compta rapidement les chevaliers : il y en avait au moins une centaine. Leurs cuirasses et leurs armes brillaient d’un vif éclat. Les heaumes fermés regardaient droit devant. Ces chevaliers étaient des statues de fer immobiles. Ben se tenait raide sur sa selle. Chaque muscle de son corps lui faisait mal depuis la veille, mais il refusait de laisser voir sa douleur. Tout ceci n’était pas seulement une cérémonie d’accueil ; c’était aussi une démonstration de force. C’était à qui impressionnerait l’autre. Il se retourna pour regarder son équipage : Questor, Abernathy et les kobolds. Il regretta de n’avoir rien de mieux.

Une délégation, composée d’hommes à pied revêtus de leurs plus beaux atours et portant bijoux, les attendait dans la cour.

— Ce sont les seigneurs de Vertemotte, indiqua Questor. Le grand, celui qui se tient en avant des autres, c’est Kallendbor, maître de Rhyndweir. C’est lui qui possède le plus vaste domaine, et donc il est le plus puissant. Il va diriger la suite des événements.

Ben acquiesça et garda le silence. Il avait oublié ses douleurs et son estomac s’était dénoué. Il pensait déjà à ce qu’il allait dire, comme s’il devait s’adresser à une salle d’audience.

Questor fit arrêter la compagnie à quelques dizaines de mètres de l’assemblée des seigneurs et regarda Ben. Ils mirent tous deux pied à terre. Des pages vinrent prendre les rênes de leurs montures. Abernathy resta à cheval, la bannière du roi pendante le long de sa hampe. Ciboule et Navet étaient accroupis de chaque côté, en alerte. Personne n’avait l’air très à l’aise.

Kallendbor sortit des rangs et s’avança. Sans un regard pour Ben, il inclina brièvement la tête devant Questor et lui dit :

— Bienvenue, Questor Thews. Je vois que tu nous as amené le dernier de nos rois.

Ben se plaça immédiatement devant l’enchanteur.

— C’est moi qui ai décidé de venir ici, messire Kallendbor. J’ai pensé qu’il serait plus rapide de me déplacer que d’attendre votre visite.

Il y eut un instant de silence. Les deux hommes se dévisageaient. Les yeux de Kallendbor se réduisirent à une fente, mais son visage resta impassible. Plus grand que Ben de plusieurs centimètres, il était aussi plus gros, avait les cheveux roux et portait la barbe. Il était très musclé. Il se tenait droit, et donnait l’impression de regarder Ben de haut – littéralement.

— Les couronnements sont chose si fréquente de nos jours qu’il est difficile d’assister à tous, dit-il d’un ton plein de sous-entendus.

— Je crois que leur fréquence va décliner désormais, répliqua Ben. Le mien sera le dernier avant longtemps.

— Ah, vous croyez ? reprit Kallendbor avec sarcasme. Cette décision sera peut-être difficile à appliquer.

— C’est possible, mais j’entends tenir parole. Comprenez-moi, messire Kallendbor. Je ne suis pas comme les autres, ceux qui sont venus à Landover pour repartir au premier coup de vent. Je suis ici pour régner, et je régnerai.

— Le fait d’acheter une couronne ne suffit pas à devenir roi, murmura une voix derrière Kallendbor.

— Et le fait d’être né dans une famille de barons ne suffit pas à devenir noble, repartit Ben. Ni l’achat d’un domaine, ni le mariage, ni le vol par tromperie, ni la conquête par les armes, ni aucun autre moyen ou artifice. Rien de tout cela ne fait de personne un noble ni un roi. Ce sont les lois qui fabriquent les rois et les nobles. Or vos lois, seigneurs de Vertemotte, ont fait de moi le roi de Landover.

— Des lois plus vieilles que nous et que nous n’avons pas écrites, grogna Kallendbor.

— Et auxquelles vous êtes pourtant assujettis, conclut Ben.

Il y eut un murmure et quelques regards de colère. Kallendbor considérait Ben sans rien dire. Puis il s’inclina, toujours impassible.

— Vous avez fait montre d’une certaine initiative à venir nous trouver ici, Noble Seigneur. Soyez donc le bienvenu. Ne restons pas plus longtemps dans cette cour. Entrons dans la salle et dînons. Vous pourrez vous baigner auparavant, si vous le désirez. Reposez-vous un peu, vous semblez las. On vous a préparé des chambres. Nous pourrons discuter plus tard.

Ben répondit d’un geste et fit signe à sa suite de venir avec lui. Il se pencha vers l’oreille de Questor et demanda :

— Comment on s’en tire, jusqu’à présent ?

— Ils acceptent de nous loger, répondit le magicien. C’est plus que je n’espérais.

— Comment ça ? Ce n’est pas ce que vous m’aviez expliqué plus tôt !

— Je sais. Mais je ne voulais pas vous inquiéter.

— Vous m’étonnerez toujours, Questor, soupira Ben. Jusqu’où croyez-vous que l’on puisse leur faire confiance ?

— À peu près autant qu’à un sanglier en colère, dit Questor en souriant. Si j’étais vous, je veillerais à garder toute ma tête au cours du repas, Sire.

Vers le coucher du soleil, on les appela à dîner. Le repas était servi dans la grande salle du château, sur une longue table à tréteaux chargée de nourriture et de dizaines de bouteilles de vin, auxquelles Ben ne toucha pas. Il commençait à se dire qu’il était un peu paranoïaque à propos du vin, mais il n’y pouvait rien. Il prit place en milieu de table, Kallendbor à sa droite et un autre seigneur du nom de Strehan à sa gauche. Questor avait été exilé en bout de table, tandis qu’Abernathy et les kobolds dînaient à une autre table plus petite. Ben comprit tout de suite qu’on cherchait à l’isoler. Il pensa contester le placement des invités, mais décida de ne pas insister. Tôt ou tard, on le mettrait à l’épreuve, alors… Il devait convaincre les seigneurs de Vertemotte qu’il était capable de se défendre seul.

Pendant la première partie du repas, la conversation fut agréable mais limitée. Ce ne fut qu’à la fin du second plat (du porc rôti et de jeunes faisans) que la question monarchique resurgit. Ben se demandait à part lui si les seigneurs mangeaient toujours ainsi ou bien s’ils avaient fait un effort pour l’impressionner, lorsque Kallendbor prit la parole.

— Vous me paraissez homme de courage, Noble Seigneur, le complimenta-t-il en levant son verre en son honneur.

Ben répondit d’un signe de tête, mais laissa son verre sur la table. Kallendbor vida puis reposa délicatement le sien.

— Si nous voulions tuer le roi de Landover, nous ne l’empoisonnerions pas, vous savez. Nous n’aurions qu’à attendre que la Marque d’Acier se charge de lui.

— C’est là ce que vous me réservez ? demanda Ben avec un sourire désarmant.

Le visage tanné du seigneur se plissa d’amusement. Ses cicatrices ressortaient contre le hâle de sa peau.

— Nous ne vous réservons rien de mal. En fait, nous ne vous réservons rien du tout. Nous sommes ici pour écouter ce que vous avez à nous dire.

Strehan ajouta :

— Nous sommes de loyaux sujets, et nous avons toujours défendu le roi. Mais il est devenu difficile de savoir exactement qui est le roi.

— Nous servirions loyalement si nous pouvions être certains que le roi est un véritable souverain et non un de ces amateurs dont les intérêts personnels vont contre les nôtres, continua Kallendbor. Depuis la mort du vieux roi et l’exil de son fils, nous avons été soumis à un flot de faux monarques qui duraient quelques mois ou même quelques jours, et qui repartaient avant même que nous ayons appris leur nom. Prêter serment à de tels personnages n’est pas dans notre intérêt.

— Ce serait même un acte de trahison envers ceux des rois qui ont protégé le royaume depuis la nuit des temps, insista Strehan. À quoi bon prêter serment à un homme qui ne fera rien pour nous ?

Ben le regarda sans un mot en pensant : Ça va être le moment de sortir mon discours.

— Vous êtes peut-être l’un d’eux, dit Strehan.

Ben sourit. Strehan avait le visage fin, la silhouette anguleuse, et était plus grand encore que Kallendbor.

— Mais ce n’est pas le cas, répondit Ben.

— Alors, vous devez nous expliquer quels sont vos projets à notre égard, dit Kallendbor. Dites-nous quels privilèges vous nous offrez en échange de notre allégeance.

Oh la la ! pensa Ben.

— Il me semble que les avantages que vous trouverez à me prêter serment sont évidents ; le roi est la figure centrale de l’autorité qui gouverne tout un pays. Il écrit et annonce des lois ensuite appliquées équitablement à chacun. Il protège ses sujets de l’injustice, qui sans lui se développerait partout.

— L’injustice n’existe pas à Vertemotte ! explosa Strehan.

— Ah bon ? dit Ben d’un petit air étonné. Je croyais pourtant savoir que même entre pairs il existe parfois des dissensions, et que souvent, en l’absence d’une autorité supérieure, celles-ci se transforment en incidents violents.

— Vous croyez que nous nous cherchons querelle entre nous ? demanda Kallendbor en fronçant les sourcils.

— Je crois que si l’occasion s’en présentait, vous pourriez être soumis à la tentation de vous débarrasser les uns des autres ! Ben laissa le choc crée par cette déclaration se dissiper un peu, puis reprit : Allons droit au but, si vous le voulez bien. Landover a besoin d’un roi. Il y en a toujours eu un, et il y en aura toujours un. C’est la forme de gouvernement que le peuple reconnaît et que la loi préconise. Si vous laissez le trône inoccupé, ou bien si vous continuez à refuser de reconnaître celui qui s’y installe de manière légitime, vous risquez de tout perdre. Ce pays est constitué de divers peuples dont les problèmes s’aggravent. Il faut résoudre ces problèmes et vous ne pouvez le faire à vous seuls. Vous ne vous entendez pas bien depuis la mort du vieux roi et vous avez besoin de quelqu’un pour le remplacer. Je suis celui qu’il vous faut, et je vais vous expliquer pourquoi.

Toute la tablée se taisait ; la conversation entre Ben et les deux seigneurs s’échauffait, et à présent tout le monde écoutait. Ben se leva lentement.

— Je suis venu ici parce que les seigneurs de Vertemotte ont toujours été les premiers à prêter serment au trône de Landover. Questor me l’a dit. Il m’a conseillé de commencer ici si je voulais remettre de l’ordre dans les affaires du royaume. Et c’est votre royaume. Le trône et les lois qu’il promulgue vous appartiennent, ainsi qu’à tous les peuples de la vallée. Vous avez perdu les deux et vous devez les reprendre avant que Landover ne tombe en miettes sous vos yeux comme une planche pourrie. Je puis accomplir cela. J’en suis capable parce que je ne viens pas de Landover, mais d’un autre monde. Je n’ai pas de préjugés pour me retenir, pas d’obligations postérieures à honorer, pas de favoris à soigner. Je peux être honnête et juste. J’ai tout abandonné pour venir, et vous pouvez donc être certains de la fermeté de mes intentions. J’ai été formé aux lois de mon pays, ce qui me permettra d’interpréter les vôtres avec équité.

« Vous avez besoin que ces lois soient appliquées, messires. Vous avez besoin d’elles pour qu’il y ait dans votre vie une stabilité autre que celle acquise par les armes. La confiance naît de la foi et d’une assistance mutuelle, non des menaces. Je sais que tout n’est pas paisible entre les domaines. Il en est de même entre les peuples de Landover. Il n’en sera jamais ainsi, sauf si vous acceptez de vous ranger derrière moi, votre roi. L’histoire et l’ordre le réclament. »

— Nous nous en sommes bien tirés jusqu’ici sans roi pour nous gouverner, intervint un seigneur en colère.

— Ah oui ? Je n’en suis pas si sûr. Le Ternissement qui étouffe le château de Bon Aloi ravage également Vertemotte. J’ai vu vos récoltes frappées de maladie et l’expression de frustration de vos serfs. La vallée tout entière dépérit. Il vous faut un roi ! Regardez-vous ! Vous ne vous faites pas confiance les uns aux autres. Moi qui viens de l’extérieur, je le sens ! Vous vivez sous la menace de démons et de tous ceux qui convoitent le pays. Divisés, vous ne pourrez plus protéger vos possessions bien longtemps.

Un autre seigneur se leva à son tour.

— Même si ce que vous dites était vrai, pourquoi prêter Serment à vous ? Pourquoi croyez-vous valoir mieux que vos prédécesseurs ?

— Parce que je vaux mieux qu’eux ! (Ben inspira profondément et son regard croisa celui de Questor.) Parce que je suis plus fort qu’eux.

— Je ne veux pas tremper là-dedans, grommela un seigneur assis au bout de la table. Vous prêter serment, c’est prendre des risques avec la Marque d’Acier et les démons qui le servent !

— Vous êtes déjà en danger, souligna Ben. Si aucun roi ne se mesure à la Marque, un jour viendra où tout le pays sera sous sa coupe. Joignez-vous à moi et nous pourrons éviter cela.

— Comment ça, nous ? objecta Strehan en bondissant sur ses pieds. Quel espoir avons-nous ? Avez-vous jamais combattu contre la Marque ? Où sont vos cicatrices ?

Ben rougit et tenta de répondre :

— Si nous faisons front, nous…

— Si nous faisons front, nous ne vaudrons pas mieux que si nous restons seuls ! acheva Strehan. À quoi nous servirez-vous si vous n’avez pas de valeur au combat ? Ce que vous voulez, c’est que les seigneurs de Vertemotte risquent leur vie pour vous !

Des murmures d’approbation s’élevèrent. Ben sentit qu’il commençait à perdre le contrôle de la situation.

— Je ne demande à personne de prendre ces risques pour moi. Je demande que se crée une alliance entre vous et le trône, comme celle qui vous liait au vieux roi. Je le demanderai à chacun des sujets de Landover, mais c’est vers vous que je suis venu en premier.

— Bien parlé, Noble Seigneur, mais si c’était nous qui vous demandions de vous allier ?

La question venait de Kallendbor. Il se dressa lentement à côté de Ben, le visage dur. Strehan se rassit sur son siège. Les autres seigneurs se taisaient.

Ben lança un regard rapide à Questor, mais ne lut sur le visage du magicien qu’une confusion profonde. Il se tourna alors vers Kallendbor.

— À quel genre d’alliance pensez-vous ?

— À un mariage.

— Un mariage ?

— Le vôtre, Noble Seigneur. À la fille de n’importe quelle maison de votre choix. Prenez femme parmi nous, une femme qui vous donnera des enfants et vous attachera à nous par les liens du sang. (Il eut un bref sourire.) Alors, nous vous prêterons serment de fidélité. Alors, nous vous reconnaîtrons roi de Landover !

Silence interminable. Ben était si stupéfait que pendant un temps il ne comprit même pas ce qu’on lui demandait. Lorsqu’il parvint enfin à enregistrer ce que Kallendbor venait de lui proposer, il vit clairement ce qui se cachait derrière : il lui était demandé de fournir aux seigneurs de Vertemotte un héritier légitime au trône de Landover, qui régnerait après lui. Il comprit que, une fois né, cet héritier n’aurait pas à attendre longtemps avant de monter au pouvoir. Il vit dans son esprit le visage juvénile d’Annie, et ce souvenir lui fit de la peine.

— Je ne puis accepter, répondit-il enfin. Je ne puis accepter, car j’ai récemment perdu ma propre femme, et je ne veux pas en prendre une autre si vite. Je ne peux pas.

Il se rendit compte immédiatement que les autres ne comprenaient pas ce qu’il disait. Une expression de colère apparut sur tous les visages. Dans les baronnies de Landover, le mariage n’était peut-être qu’affaire de convenance, comme dans beaucoup de royaumes anciens. Il l’ignorait, et il était de toute façon trop tard pour se renseigner. Pour les seigneurs de Vertemotte, il avait pris la mauvaise décision.

— Vous n’êtes même pas un homme ! ricana Kallendbor.

Les autres l’approuvèrent à grands cris.

— Je suis légalement roi, répéta Ben.

— Vous n’êtes qu’un roi de comédie, comme les autres ! Un usurpateur !

— Il porte le médaillon, messire Kallendbor ! intervint Questor depuis le bout de la table.

— Peut-être bien, mais le résultat n’est pas glorieux !

Le seigneur à barbe rousse fixait Ben du regard. Les cris fusaient toujours. Kallendbor les encourageait en lançant à pleine voix :

— Il ne commande pas au Paladin, si ? Il n’a pas de champion pour le défendre contre homme ou démon ! Il n’a que toi, Questor Thews ! Viens donc le chercher, le mage !

— Je n’ai besoin de personne pour me défendre ! dit Ben en s’interposant entre Kallendbor et Questor qui s’approchait. Je peux me battre contre n’importe qui !

Il regretta aussitôt d’avoir prononcé ces mots. La salle retomba dans le silence. Il vit le visage de Kallendbor se fendre d’un sourire narquois.

— Voulez-vous mesurer votre force à la mienne, Noble Seigneur ? demanda-t-il calmement.

Ben sentit la sueur envahir son dos. Il voyait bien qu’il était pris au piège, sans savoir comment s’en tirer.

— La force ne prouve rien, messire Kallendbor, répliqua-t-il sans quitter le seigneur des yeux.

Le sourire de Kallendbor était de plus en plus inquiétant.

— Je m’attendais bien à ce genre de réponse, de la part d’un homme qui compte sur la loi pour le défendre.

— Très bien, dit Ben en qui la colère montait. Comment voulez-vous vous mesurer à moi ?

— Sire, vous ne pouvez permettre… commença Questor.

Mais sa voix fut bientôt couverte par les cris des convives. Kallendbor se frottait le menton en réfléchissant.

— Voyons, il y a plusieurs possibilités, dont toutes sont…

Il fut interrompu par un bref aboiement venu du bout de la table. C’était Abernathy qui, dans son agitation, en était revenu à la forme de communication la plus fruste de sa race.

— Pardon, dit-il tandis que les moqueries fusaient. Messire Kallendbor, il me semble que vous oubliez les règles du duel. C’est vous qui avez lancé le défi. C’est donc votre adversaire qui a le choix des armes.

Kallendbor fronça les sourcils.

— Comme il vient d’un autre monde, je pensais qu’il ignorait nos usages et nos jeux.

— Il lui suffit d’en connaître une variation, répondit Abernathy. Veuillez m’excuser un moment, je vous prie.

Il quitta la table sur les pattes de derrière, la tête haute. Il y eut quelques rires étouffés tandis qu’il quittait la pièce. Ben jeta un regard rapide à Questor, qui haussa les épaules en secouant la tête. Il n’avait aucune idée des intentions du scribe.

Abernathy revint au bout de quelques minutes, porteur de deux paires de gants de boxe : celles que Ben avait emportées avec lui pour continuer à s’entraîner.

— Lutte aux poings, messire Kallendbor, annonça le chien.

Kallendbor renversa la tête en arrière et se mit à rire.

— Une lutte aux poings ? Avec ça ? J’aimerais mieux me battre à mains nues qu’avec des… des moufles de cuir rembourré !

Abernathy apporta les gants aux deux adversaires.

— Sire, dit-il en s’inclinant profondément devant Ben, peut-être vaudrait-il mieux que vous pardonniez à messire Kallendbor ses vives paroles. Il serait malséant qu’il fût blessé à cause de son incapacité à manier vos armes.

— Non ! Je ne retire pas mon défi ! rugit Kallendbor en arrachant des pattes du scribe une des paires de gants.

Strehan l’aida à les enfiler. Abernathy donna la seconde paire à Ben.

— Il est très fort, Sire. Méfiez-vous.

— Je croyais que vous ne connaissiez rien à la boxe, Abernathy, chuchota Ben en mettant un gant avec l’assistance de Questor. Où avez-vous trouvé ceux-là ?

— C’est moi qui ai défait vos paquets à votre arrivée à Bon Aloi. Ces gants étaient dans votre sac, avec un magazine qui en démontrait l’usage. J’ai longuement examiné les images et les croquis. Nos sports ressemblent beaucoup à celui-ci. Vous appelez le vôtre boxe, nous appelons le nôtre lutte aux poings.

— Ça alors ! souffla Ben.

Kallendbor avait lacé ses gants et s’était mis torse nu. Sa poitrine et ses bras étaient modelés par une musculature puissante, et son corps était tout couturé de cicatrices. On aurait dit un gladiateur.

Pendant ce temps, on dégageait un espace au centre de la pièce, autour duquel se rangèrent des serviteurs du château ainsi que les autres seigneurs. Cet espace couvrait à peu près la surface de deux rings de boxe.

— Quelles sont les règles du jeu ? demanda Ben en respirant profondément pour se calmer.

— Il n’y en a qu’une, répondit Questor. Celui qui reste debout le dernier a gagné.

Ben frappa ses gants l’un contre l’autre pour éprouver la solidité du laçage et se défit de sa tunique.

— C’est tout ? Pas trop dur à se rappeler, au moins.

Il contourna la table et entra dans le cercle où l’attendait Kallendbor. Il s’arrêta un instant au premier rang de la foule. Questor, Abernathy et les deux kobolds se pressèrent autour de lui.

— C’en est fini de mes méthodes d’avocat, soupira Ben.

— Je vais m’occuper de vous, souffla Questor en hâte.

— Pas de magie, Questor.

— Mais, Sire, vous ne…

— Pas de magie. Je suis formel.

Le magicien fit la grimace et accepta à contrecœur.

— De toute manière, le médaillon vous protège, ajouta-t-il.

Mais il n’avait pas l’air bien convaincu.

Ben n’y pensa plus et entra dans le cercle des spectateurs. Kallendbor en fit autant, les poings repliés, les bras écartés, prêt à lutter. Ben lui lança un direct du gauche et fit un pas de côté. Le gros homme se tourna en grognant et Ben le frappa à nouveau, une, deux, trois fois. Ses coups nets et précis renversaient la tête de Kallendbor. Ben dansait en tous sens, se déplaçant rapidement ; il sentait l’adrénaline commencer à monter dans son corps. Kallendbor rugit de rage et se jeta sur lui en battant l’air des deux bras. Ben se plia en deux et reçut les coups sur les bras et les épaules, puis se mit à bombarder le corps de l’autre d’une série de petits coups brefs, avant de reculer pour lancer un nouveau direct ; enfin, un crochet du droit atteignit Kallendbor en pleine mâchoire.

Il s’effondra, une expression de surprise sur le visage. Ben continuait à sautiller. Il entendait Questor qui lui criait quelques encouragements. Les seigneurs de Vertemotte juraient et hurlaient. Le sang de Ben circulait avec force dans ses veines, et il lui semblait qu’il entendait le bruit de son cœur à ses oreilles.

Kallendbor se releva lentement, les yeux brillants de fureur. Il était aussi fort qu’Abernathy l’avait dit. Il ne se laisserait pas vaincre facilement.

Il revint vers Ben, avec prudence cette fois, tenant ses poings devant son visage pour le protéger. Les combattants se firent quelques feintes tout en décrivant des cercles. La face barbue de Kallendbor était rouge et crispée. Il jetait ses gants contre ceux de Ben, les repoussant, cherchant l’ouverture.

Puis, d’un coup, il chargea. Il était rapide et surprit Ben, qui perdit l’équilibre. Les coups se mirent à pleuvoir sur le malheureux et démolirent sa garde pour s’abattre en plein sur son visage. Ben s’échappa, rendant les coups. Mais Kallendbor ne ralentit pas la cadence. Il venait sur Ben comme un mastodonte et finit par le mettre au tapis. Ben se relevait avec peine, mais les coups sauvages de Kallendbor le prirent par deux fois à la tempe, et il retomba.

Les cris des seigneurs se transformèrent en rugissement général aux oreilles de Ben, et des lumières colorées dansèrent devant ses yeux. Kallendbor était debout au-dessus de lui et le frappait des deux mains ; l’air était chargé de l’odeur de sa sueur. Ben roula au loin et vint buter contre le cercle des spectateurs. Des mains le repoussèrent vers le centre de l’arène. Les bottes et les genoux de Kallendbor s’acharnèrent sur lui et il sentit la douleur des coups rayonner dans tout son corps. Il se roula en boule, les gants serrés contre le visage, les avant-bras repliés sur la poitrine.

Il sentait le médaillon s’imprimer dans sa chair.

La douleur devenait insupportable. Il savait qu’il allait perdre conscience s’il n’agissait pas rapidement. Il rassembla ses forces et roula pour se mettre à genoux. Lorsque Kallendbor se jeta une nouvelle fois sur lui, il s’agrippa désespérément à ses jambes pour le faire basculer et tomber à terre.

Ben se releva immédiatement, chassa son vertige et ramena ses gants devant lui. Kallendbor s’était aussi relevé, la respiration sifflante. Une étrange lueur était apparue derrière le gaillard et la foule des spectateurs. Elle semblait se faire plus vive. Ben secoua la tête pour se concentrer sur Kallendbor qui avançait. Mais les autres étaient aussi conscients de la présence de cette lumière. Les têtes se tournaient et les rangs se fendaient comme pour la laisser passer. Au cœur de la lueur, il y avait une silhouette : celle d’un chevalier en armure cabossée dont le heaume était fermé.

Toute la salle suffoqua de surprise.

C’était le Paladin.

Chacun regardait, des murmures couraient dans le silence soudain. Quelques personnes tombèrent à genoux et poussèrent des gémissements semblables à ceux jetés par les démons lors de l’apparition du Cœur. Kallendbor, hésitant, se tenait au centre du cercle, les bras ballants, les yeux fixés sur le spectre.

Le Paladin brilla encore un long moment, puis la lueur faiblit et il disparut.

L’instant d’après, Kallendbor faisait face à Ben.

— Quelle est cette diablerie, roi de comédie ? Pourquoi avoir amené ce fantôme à Rhyndweir ?

— Je n’ai rien amené… commença Ben avec colère.

— Messire Kallendbor, interrompit Questor, vous vous trompez sur ce qui vient de se passer. Par deux fois, le Paladin est venu alors que le Noble Seigneur était menacé. C’est un avertissement, seigneurs de Vertemotte ; cet homme, Ben Holiday, est le véritable roi de Landover !

— Un fantôme lumineux nous avertit ? railla Kallendbor dont les lèvres fendues saignaient. Tu t’es servi de tes pouvoirs pour nous effrayer, Questor Thews, et tu as échoué ! (Il jeta à Ben un regard dédaigneux et ajouta :) La rencontre est terminée. Je vous ai assez vus, vous et votre ménagerie ambulante. Je ne veux pas de vous pour mon roi !

Les cris des autres seigneurs retentirent en écho à cette déclaration. Ben resta cloué sur place.

— Que vous le vouliez ou non, je suis tout de même votre souverain ! Vous pouvez fermer les yeux sur moi comme sur toute vérité, mais je resterai bien réel ! Vous croyez pouvoir ignorer les lois qui m’ont fait roi, Kallendbor, mais vous ne pourrez le faire éternellement ! Je saurai trouver le moyen de vous en empêcher !

— Inutile de chercher bien loin, roi de comédie ! explosa Kallendbor en jetant à Ben les gants qu’il avait retirés. Vous vous dites roi de Landover ? Vous prétendez commander au Paladin ? Fort bien, prouvez-le en nous débarrassant de celui qui empoisonne notre existence et que nous ne pouvons chasser ! Débarrassez-nous de Strabo ! Chassez le dragon !

Il s’avança jusqu’à dominer Ben.

— Depuis maintenant vingt ans, le dragon s’abat sur nos bêtes et détruit nos terres. Nous l’avons poursuivi d’un bout à l’autre du royaume, mais il possède la magie de l’ancien monde et nous ne pouvons le tuer. Vous aussi êtes héritier de cette ancienne magie, si vous êtes celui que vous dites ! Alors, débarrassez-nous du dragon et je m’inclinerai devant vous pour vous faire serment de ma vie.

Un hurlement s’éleva de toutes les gorges :

— Chassez le dragon !

Les yeux de Ben restaient fixés sur ceux de Kallendbor.

— Jusqu’à ce moment, je vous mépriserai comme je méprise les fourmis qui rampent à mes pieds ! murmura encore Kallendbor tout près de son visage.

Sur ce, il tourna les talons et quitta l’assemblée, suivi des autres seigneurs. La salle se vida peu à peu. Ben se retrouva seul avec Questor, Abernathy et les kobolds. Ils s’avancèrent vers lui pour lui ôter ses gants et essuyer le sang et la sueur qui couvraient son visage et son corps.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dragon ? demanda immédiatement Ben.

— Plus tard, Sire, répondit Questor en tamponnant un cocard déjà en formation autour de son œil. Un bain et une bonne nuit de sommeil s’imposent pour commencer.

— Pas ici. Je ne passerai pas un instant de plus ici, même s’il fallait traverser un désert ! Faites les paquets. Nous partons à l’instant. Nous parlerons du dragon en chemin.

— Mais, Sire…

— Tout de suite, Questor !

Personne ne voulut discuter plus longtemps. Une heure plus tard, la petite troupe était sur la route, en direction de l’ouest.